Ce n'est pas parce que l'on parle peu des peintres irlandais que nous avons
choisi Sir William Orpen pour illustrer la couverture du JAMA-français
cette semaine. Il s'agit plutôt de nous replonger dans l'ambiance de la
première guerre mondiale, dans le rôle qu'a joué le Bureau
de propagande durant ce conflit et au moment où le front s'est
stabilisé à l'Ouest. C'est là où intervient
William Orpen.
Pour imaginer ce qu'a pu être cette époque, il nous faut
revenir en 1914. Le 31 juillet, Jean Jaurès vient d'être
assassiné, l'Allemagne lance des ultimatums un peu à tout le
monde, la France d'abord, puis la Russie, alliée de la Serbie où
vient de se faire assassiner l'archiduc François-Ferdinand. Le 1er
août, elle déclare la guerre à la Russie. Le 2 août,
elle lance un ultimatum à la Belgique. Le 3 août 1914, les
1ère et 2ème armées allemandes passent entre la Hollande
et la France et percent le front anglo-français. En d'autres termes,
elles sont en Belgique. Le 4 août 1914, débute la première
guerre mondiale.
Joffre, qui commande les troupes alliées, décide d'envoyer la
5ème armée française et le corps expéditionnaire
britannique à la rencontre des allemands. Mal lui en prend!
Les troupes alliées perdent les batailles de la Sambre et de Mons.
Décidemment, le plat pays ne réussit pas aux français.
Après Waterloo et sa morne plaine, c'est Mons et sa retraite.
Le général allemand Von Kluck met le cap sur Paris; une
habitude qui sera suivie 25 ans plus tard par les divisions blindées
allemandes. Les allemands avancent vite. Ils ne réussissent d'ailleurs
bien que dans les guerres éclairs. Devant leur avancée, le
gouvernement français se replie courageusement à Bordeaux.
Le 2 septembre 1914, les troupes alliées franchissent la Marne,
elles aussi en direction de Paris.
A Paris, un vieux général, Gallieni, commandant du camp
retranché de Paris, décide de mobiliser 4 000 hommes et de les
envoyer arrêter l'armée allemande. Pour les transporter, on
réquisitionne les taxis et un étrange cortège part vers
la Marne. En tête, les taxis, suivent les voitures de maîtres avec
leurs chauffeurs et enfin les omnibus. C'est ce long cortège qui
rejoint la ligne de feu, sur le front de la Marne.
La bataille fait rage jusqu'au 13 septembre, mais devant la fougue et la
résistance des soldats alliés, les troupes allemandes se
replient sur l'Aisne. Le front se stabilise à ce niveau et le
général Erich von Falkenhayn constate que, cette fois-ci, il ne
verra pas Paris.
Les troupes allemandes ont établi leur front sur l'Aisne. On va
assister alors à la guerre la plus stupide qu'il ait été
de connaître. Von Falkenhayn ordonne de creuser des tranchées,
les troupes alliées en font de même et en quelques mois, le
génie militaire (si l'on peut dire) réussit à
établir de la mer du Nord jusqu'à la Suisse un réseau de
tranchées qui vont se faire face pendant les trois années
suivantes.
On se salue de l'une à l'autre, on se tire dessus de l'une à
l'autre, on monte à l'assaut pour tromper son ennui ou celui des
généraux, on laisse des gueules cassées à droite
et à gauche et en fin de compte on fait des millions de morts pour
rien, car 25 ans plus tard on remettait le couvert pour s'attabler à
quelque chose d'encore plus sérieux. Ce face-à-face de trois ans
fut ce que a l'on a appelé le front de l'Ouest.
A l'Ouest, rien de nouveau? Justement, oui, un nouveau. Charles Masterman,
nommé à la tête du Bureau de propagande du gouvernement
anglais.
Dans ce bureau de propagande figurent des artistes et personnalités
célèbres, tels Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes,
Thomas Hardy, Rudyard Kipling, H.G. Wells, entre autres. Ces écrivains
sont chargés d'écrire des pamphlets et des livres en faveur de
l'action du gouvernement et de soutenir sa vision politico-militaire. On
invente, on dessine, on crée. On dénonce des horreurs allemandes
inexistantes. Chesterton écrit: Le barbarisme à Berlin; Kipling:
La nouvelle armée.
Seuls deux photographes ont la permission de se rendre sur le front et d'y
prendre des clichés avantageux pour le moral des civils et mettant en
valeur l'effort des troupes alliées.
Un premier dessinateur est envoyé sur le front, Muirhead Bone.
Malgré son nom prédestiné, il en revient intact. Il
ramène environ 150 dessins. D'autres viennent désormais se
joindre à lui, dont William Orpen.
Nous sommes en 1917. Charles Masterman recrute William Orpen, peintre connu
pour ses portraits d'hommes publics, fils d'un avocat de Dublin, né
à Stillorgan, dans le Conté de Dublin. Orpen est
déjà dans le Army Service Corps depuis 1916, mais ses oeuvres se
sont limitées à des figures militaires ou politiques
importantes: Lord Derby, Winston Churchill.
Avec son départ pour le front, William Orpen connaît les
horreurs de la guerre. Le bureau de propagande l'a recruté pour
glorifier l'action des troupes, Orpen en rend les horreurs.
Une année passe, une de plus, nous sommes en 1918.
L'arrivée de Lord Beaverbrook va modifier l'intérêt du
gouvernement pour les artistes au front. Ils reçoivent de nouvelles
consignes.
Plus question de faire de la propagande, mais simplement de peindre la
guerre pour la postérité. Parallèlement à William
Orpen, John Singer Sargent se joint à cet effort pour en ramener des
images poignantes, notamment ce tableau des soldats gazés en
réaction à une demande de Llyod George qui voulait montrer la
bonne entente entre les soldats américains et britanniques. (Voir James
Harris, Gassed. Arch Gen Psychiatry, Jan 2005; 62: 15 - 18.).
Ces artistes, avec la sensibilité que peut avoir un artiste, sont
choqués par les horreurs des tranchées et les témoignages
qu'ils laissent, vont parfois à l'encontre des attentes du bureau de
propagande. Passons sur Rudyard Kipling qui a passé sa vie à
glorifier l'Empire britannique, mais tout le monde n'a pas son assurance et sa
foi dans l'éternité de cet Empire qui s'étend encore sur
la majorité du monde. Les images et tableaux sont parfois durs, ils
reflètent la vie au front. Sur le tableau que nous présentons,
la situation est différente. La peinture date de 1918. Deux officiers
sont présents, l'un britannique, assis, légèrement
tourné vers le peintre, l'autre, français, debout, posant une
fesse sur le bord d'une table. Bien que l'on puisse voir des symboles un peu
partout, la situation de l'officier français est déjà
moins enviable. Une fesse dans le vide, il est le reflet de celle que
Churchill qualifiait de « meilleure armée du monde ». On
sait ce qu'il advint de cette armée en 1940. Elle se battît comme
1914, une fesse dans le vide, les fusils sans cartouche et les chars
éparpillés un peu partout dans le nord de la France. William
Orpen nous donne un tableau aux couleurs chaudes et complémentaires.
Bien que l'on soit au sous-sol d'un bâtiment, on peut penser que, le
casque posé sur le bureau en témoigne, le plus dur est
passé. Le 11 novembre de cette année sera signée
l'armistice. Ces deux militaires sont des survivants.
En 1919, Orpen reçoit un mandat pour peindre la conférence de
Versailles qui rassemblait à cette époque environ 32 nations
représentant 75% de la population mondiale.
Orpen considère que les politiciens trahissent les soldats morts au
front, il peint un hommage au soldat inconnu britannique tué en France,
montrant un cercueil drapé du drapeau britannique flanqué de
deux figures fantômes de soldats. Ce tableau fait scandale. Orpen
accepte plus tard de le modifier lui faisant perdre ainsi toute la valeur
symbolique qu'il avait mise dans la première version.
La guerre est bien finie. La politique reprend le dessus. Les hommes qui
avaient dirigé de leur bureau les soldats sur le front comme des
soldats de plomb, redeviennent des personnages importants. Orpen immortalise
David Llyod George en 1926 et le temps passe. Son heure de gloire aussi.
Il ne connut pas la deuxième guerre mondiale. Il mourut en 1931
tandis qu'en Allemagne s'agitait un peintre raté: Adolphe Hitler.