Si c'est grâce à une rossée que Soutine put quitter la
Russie de sa naissance et de son enfance, cette rossée fut salutaire.
Elle marque aussi le début de ce que sera la vie de Soutine, une suite
de souffrances.
Né dans une famille juive orthodoxe russe d'origine lithuanienne
à Smilovitch, un shtetl ou village de 400 habitants en
Biélorussie, le jeune Chaïm n'est que le dixième d'une
famille de onze enfants. Autant dire que les jours de jeûne
étaient plus fréquents que les jours d'abondance. Petit,
malingre, le jeune Soutine est un enfant timide, réservé, qui se
réfugie dans le dessin, thérapie d'un malaise ? Personne ne le
sait, car Soutine laissera peu de témoignages sur sa vie en dehors de
sa peinture.
En 1902, suivant la tradition familiale on l'envoie à Kiev comme
apprenti tailleur, ce dont Soutine se moque éperdument. Il a vu
travailler son père pour une vie de misère et ce n'est pas la
voie qu'il a intimement choisie.
Dès 1909, il prend avec son ami Kikoine des cours de dessins et
commence à réaliser des portraits. C'est l'un de ces portraits
qui lui vaut d'être rossé par le fils d'un homme qu'il fixait sur
la toile. On le dédommage de 20 roubles. C'est la vente aux
enchères de Bécaud, un coup de pied, mise à prix 20
roubles. Celui-là, comme dans la chanson, le conduit vers la
réussite. Suivant ses amis, Krémègne et Kikoine, il
débarque le 13 juillet 1913 à Paris.
Sombre année qui précède la grande guerre.
Sans argent, inconnu, Soutine est installé par ses amis, à
« La Ruche », dans le quartier de Montparnasse. Il y
fréquente aussi bien les écoles d'art que les cafés,
où il rencontre les bouchers de la rue de Vaugirard, bouchers venant au
café en tablier taché de sang, les couteaux à la ceinture
et dont il gardera longtemps le souvenir (voir ses peintures sur les carcasses
de viande qui feront hurler ses voisins du Parc Montsouris lorsque Soutine
sera enfin sorti de la misère).
Mais les temps sont durs, on ne mange pas tous les jours, on boit, on
trompe sa faim. Pour vivre Soutine porte des malles à la gare
Montparnasse et commence déjà à ressentir les effets d'un
ulcère gastrique (probablement un ulcère de stress) qui
récidivera tout au long de sa vie.
Soutine est suffisamment dépressif pour tenter de se pendre. Son ami
Krémègne le sauve de la pendaison. Mais chez cet être
fragile, tout intériorisé, mal à l'aise à Paris,
émigré au milieu d'autres émigrés, la vie est un
fardeau. Il tente de s'intégrer en s'engageant dans l'armée en
1914 comme terrassier. Soutine, terrassier ! On le renvoie vite dans ses
foyers pour soigner à la fois ses ulcères et son état
général.
Il rencontre alors Modigliani, un autre réformé de cette
guerre, et une grande amitié va les lier. Mais Soutine-Modigliani,
c'est associer, alcool, tabac, ulcère et tuberculose.
Après le départ pour Vence de Modigliani, Soutine se laisse
convaincre d'aller à Céret dans les
Pyrénées-Orientales. Le marchand Zborowski lui paye le
voyage.
Soutine reste un être marqué par son enfance et sa triste
adolescence. Il est ombrageux, colérique, solitaire et demeure à
l'écart des tendances artistiques. Il est d'autant plus ombrageux et
colérique qu'il a arrêté de boire après la mort en
1920 de Modigliani.
Ce que Soutine peint, il le peint avec son âme, ses rêves, sa
pensée, sa vision du monde. Il est expressionniste puisqu'il faut
toujours classer les peintres, mais à ce jeu là, il est
difficile de dire ce qu'il est vraiment.
Dans l'expressionnisme, on met souvent un peu n'importe quoi. Sa vision est
totalement personnelle et Soutine n'appartient à aucune
école.
Ses couleurs sont violentes, mais chaudes, équilibrées,
complémentaires, éclatantes. La couleur n'est pas le
thème principal de ses toiles. Ce qui l'intéresse est
l'expression des autres, aussi ses portraits ne mettent-ils en valeur que ce
que Soutine retient de la personne. Les regards, les sourires, parfois les
attitudes, mains, oreilles, tenue du corps. Le cadre importe peu, les
vêtements sont parfois totalement secondaires, le fond
également.
Cette originalité va bientôt le faire découvrir par un
amateur américain éclairé, le Docteur Barnes, qui
achète une soixantaine de toiles et le fait connaître avec le
marchand Paul Guillaume du jour au lendemain.
La situation de Soutine s'améliore, son caractère pas.
Même s'il vit désormais dans de meilleures conditions, il est
toujours asocial, ne se rend pas à ses vernissages ou ses
expositions.
Bientôt la vie parisienne, son bruit, les conditions de vie
après la guerre et bientôt la grande crise de 1929 vont à
nouveau mettre sur la route Chaïm Soutine qui part dans l'Indre, puis,
après sa rencontre avec Gerda Groth, autre réfugiée, dans
l'Yonne en 1939.
La guerre éclate, Soutine et Gerda sont conscients du danger, mais
restent en France. Gerda est arrêtée, mais libérée
grâce à une intervention. Elle part pour Carcassonne et ne
reverra plus Soutine, qui vient à Paris se faire soigner puis repart en
Indre et Loire. Il y rencontre l'ancienne compagne de Max Ernst, Marie-Berthe
Aurenche.
Le 31 juillet 1943, Soutine est hospitalisé à l'hôpital
de Chinon pour hémorragie ulcéreuse (et probablement
début de péritonite), il est fiévreux, dans un
état critique. On le transporte à Paris où il meurt deux
jours après une intervention le 11 août 1943. Il repose
aujourd'hui au Cimetière de Montparnasse avec, près de lui, sa
dernière compagne, Marie-Berthe Aurenche, qui se suicidera en 1960.