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Henri Marie Raymond de Toulouse-Lautrec-Monfa, (1864-1901)
Jean Gavaudan, MD
Henri Marie Raymond de Toulouse-Lautrec-Monfa ou Toulouse-Lautrec descend
d'une vieille famille française dont la noblesse remonte au
13ème siècle et apparentée aux fameux comtes de Toulouse,
eux-mêmes descendants de Simon de Montfort, le sinistre boucher de
Montfaucon. C'est avec Alexandre II, que les vicomtes de Lautrec deviennent
comtes de Toulouse-Lautrec, vicomtes de Montfa, soit aux 17-18ème
siècles.
Henri aurait probablement eu une enfance et une vie différentes si
sa mère et son père, cousins germains, n'avaient convolé
en injustes noces. Car, dans ces familles nobles, au sein desquelles le
patrimoine constituait la seule richesse, on gardait les biens dans la famille
en se mariant si possible entre cousins. Malheureusement, à cette
époque, on ignorait à peu près tout des maladies
héréditaires. Ce mariage fit le malheur d'Henri (et de son
frère qui décéda précocement). Sans lui, il n'y
aurait certes pas eu Henri, mais en imaginant que ce génie du dessin
ait eu une vie et un développement normal, peut-être aurait-on pu
écrire, Henri de Toulouse-Lautrec, cavalier émérite, au
lieu de peintre et lithographe français né à Albi et mort
à Malromé. Car les chevaux ont été la passion du
jeune Toulouse-Lautrec et il les a montés avec brio jusqu'à sa
première fracture du fémur gauche, suivie d'une fracture du
fémur droit.
On le traita avec les moyens de l'époque, c'est-à-dire sans
grand discernement, avec des décharges électriques
sensées stimuler la croissance osseuse, puis en le faisant marcher avec
des semelles de plomb. C'est peut-être ce dernier épisode qui lui
fera dire un jour en dérision : « On ne meurt pas d'un trou
à son pantalon, sauf si l'on est scaphandrier ».
Meurtri dans sa chair, cet être blessé au plus profond de
lui-même, trouvera un réconfort dans l'humour, forme
dérisoire d'existence et d'oubli, l'alcool qu'il consomma sans
modération : « Je boirai du lait quand les vaches brouteront du
raisin » disait-il, et la fréquentation du monde, à s'en
étourdir. Pas que du beau monde, que son titre de comte lui autorisait
mais que sa laideur et son exhibitionnisme lui refusait, mais aussi le petit
monde, celui du peuple et des cabarets, celui de la fête où l'on
boit et l'on oublie que l'on a bu, parce qu'on a trop bu, celui des
prostituées qu'il fréquenta aussi sans modération et qui
lui valurent d'attraper la syphilis, comme si la liste de ses malheurs
n'était pas suffisamment pleine.
Lorsqu'il naît en 1864, Henri, dont le nom est synonyme de patrimoine
de la France, n'est que l'ainé d'une famille de petite noblesse,
branche cadette des comtes de Toulouse. Noblesse provinciale où un sou
est un sou et où on compte les dépenses. Mais il y a aussi le
paraître au sein de ces castes, et un rejeton petit (1,52 m) et laid
n'est qu'un épouvantail. L'argent, les tensions nées de la
présence de cet enfant à moitié nain, à
moitié adulte, entraîne la séparation de ses parents.
En 1874, débutent les premiers signes de cette maladie qui allait
handicaper ce génie du dessin, l'osteogenesis imperfecta. La maladie
des os de verre ou ses nombreux synonymes se manifeste différemment
selon les formes de sévérité. Par déficience en
collagène de type I, les os sont fragiles, se cassent au moindre choc,
les dents et les yeux peuvent être également atteints. Dans de
nombreux cas, les parents sont suspectés de maltraitance, avant qu'un
diagnostic ne soit fait. Le jeune Henri a une forme héréditaire,
ses deux parents, cousins germains, lui ayant transmis la mutation
génétique. Ce n'est certes pas cela qui lui fera dire à
son père sur son lit de mort : « Vieil imbécile! »
mais probablement plus son mépris des conventions et du monde
fermé de la petite noblesse, lui qui avait fréquenté le
monde de la fête et y avait trouvé tant d'humanité. Henri
avait un tronc de taille normale, mais une tête difforme. Dans cette
maladie, elle est souvent triangulaire, ce qui se remarque sur les photos de
Toulouse-Lautrec, ses lèvres et son nez étaient épais, il
bavait et zézayait en parlant. Ce nabot grotesque avait de vilains yeux
noirs. Henri avait donc tout pour déplaire, mais il sût
séduire. Il joua de sa laideur, volontiers provocateur,
déclenchant le malaise chez les autres dès qu'il en avait
l'occasion. Au fond, il était regardé comme un animal
étrange, en contre partie il observait le regard des autres lorsqu'il
provoquait. Mi-torturé, mi-voyeur dans cette provocation dont il
jouissait.
Ses chutes lui interdirent à jamais le cheval, il décida donc
de devenir artiste, après son baccalauréat à Toulouse,
soutenu par son oncle Charles et René Princeteau, ami de son
père et peintre animalier. Après son initiation à la
peinture et au dessin dans différents ateliers qu'il n'est pas
nécessaire de nommer tant l'homme Toulouse-Lautrec est plus
intéressant que ses maîtres, il devint par son génie un
des peintres majeurs du post-impressionnisme, illustrateur de l'Art nouveau et
un des plus grands lithographistes. Toulouse-Lautrec restera «
l'âme de Montmartre », du Moulin Rouge, boulevard Clichy, des
cabarets et théâtres montmartrois ou parisiens, mais aussi des
maisons closes qui lui fourniront nombre de ses modèles de nus
féminins au port sans complexes, à la chair un peu fade, mais
à la nonchalance érotique très étudiée et
remarquablement représentée.
Qui aurait connu Louise Weber, dite La Goulue, danseuse excentrique, reine
et créatrice du « cancan » sans Toulouse-Lautrec? Que
serait devenue Suzanne Valadon, un de ses modèles (sa maîtresse?)
sans Toulouse-Lautrec? Car, derrière ce corps difforme, existait un
génie de la peinture et de l'instantané. Ses coups de crayons
sont autant de clichés pris sur le vif. Avec Toulouse-Lautrec chantent
la mine et le plomb, dont il était si fier. « Les crayons, c'est
pas du bois et de la mine, c'est de la pensée par les phalanges.
» Le monde des cabarets lui doit beaucoup, Toulouse-Lautrec nous en a
donné des images lumineuses, gaies, vivantes, sur un air d'Offenbach.
Lui était malade, sombre, alcoolique, syphilitique, peut-être
tuberculeux. Il lâcha prise juste avant sa mort en entrant dans un
sanatorium à Malromé. A 37 ans, il mourrait. On dit qu'en voyant
son père, il ne put s'empêcher de proférer une
dernière provocation à ce passionné de chasse : «
Je savais que vous ne manqueriez pas l'hallali ».
Pétri d'humanité, il n'avait pas pardonné son enfance
difficile et le manque d'amour de ses parents. Et si lui, qui tournait tout en
dérision, n'avait pas raison en disant: « Quand on dit qu'on se
fout de quelque chose, c'est qu'on ne s'en fout pas. » A 37 ans, ce
géant s'éteignait entouré de nains.
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