C’était en 1846, il y a tout juste un demi-siècle. Une nouvelle période dans la médecine s’annonçait. Les chaînes lourdes de la philosophie naturelle, auxquelles on avait rivé les sciences naturelles et la médecine en Allemagne, étaient brisées à jamais. Muni du microscope, de tous les appareils physiques, dont on pouvait disposer, de toutes les méthodes chimiques, qui venaient d’être découvertes, on était revenu à l’observation saine, on avait repris l’expérimentation trop longtemps délaissée. En rejetant les systèmes et les hypothèses, on s’en prenait de nouveau aux faits avec une ardeur toute juvénile, tout étonné que l’application des méthodes dont se servent les sciences naturelles fit découvrir coup sur coup des phénomènes biologiques inconnus, dont on ne se doutait pas, d’une importance capitale pour la médecine et l’art de guérir. La cellule était déjà reconnue comme l’élément primitif de tout ce qui vit. Henle avait déjà publié son anatomie générale, dans laquelle il continuait l’oeuvre immortelle de Bichat; Donders et Maier venaient d’exposer magistralement, que les échanges organiques nutritifs doivent être considérés comme la source de l’emphiton deion d’Hippocrate dans la vie des animaux et des végétaux, ils venaient de trouver la loi de la conservation des forces, le rapport inébranlable entre la chaleur et le travail mécanique. Les précurseurs de Pasteur, en poursuivant la voie lumineuse de Schwann et d’Helmholtz, avaient déjà mis en évidence que toute fermentation est un processus vital, qui cesse infailliblement du moment que l’on enlève les conditions nécessaires à la vie et au développement des êtres infiniment petits, et dans cette année 1846 même Blondeau découvrit le fait capital, que toute fermentation spéciale est déterminée par un micro-organisme spécifique, et que les microbes des fermentations alcooliques lactiques, butyriques, acétiques etc. se distinguent les uns des autres tant par leur forme, que par leurs fonctions biologiques spéciales. Mais c’était surtout la médecine elle-même, qui sentait pousser comme une nouvelle sève, qui la rajeunirait, qui la renouvellerait de fond en comble. L’œuvre géniale de Corvisart, de Laennec. de Cruveilhier venait d’être reprise, élargie et propagée par l’école de Vienne: par Skoda et Rokitansky: Henle, imbu tant du génie de l’exploration scientifique, que de celui du raisonnement philosophique, préparait la publication de sa ‘Pathologie rationelle:’ Claude Bernard, qui devoiterait tant de mystères de la vie animale et végétale, hanté sans trève par l’énigme de cette maladie mystérieuse, qui se nomme le diabète sucré, voyait déjà percer l’aurore de sa découverte de la fonction glucogénique du foie; les frères Weber venaient de trouver le premier exemple d’un nerf inhibitoire dans le nerf vague du coeur; L. Traube inaugurait sa belle série de recherches expérimentales pathologiques, et R. Virchow, le grand maître de notre pathologie moderne, le fondateur de la pathologie cellulaire révélait dans cette même année la pathogénèse de trois processus pathologiques à la fois: de la formation de fibrine dans les vaisseaux, de l’embolie de l’artère pulmonaire, de la leucémie.

Fig. 1: 

Barend Joseph Stokvis (1834–1902). Source: Banque d’images de la Bibliothèque interuniversitaire de santé, No. CIPB0707 (via Wikimedia Commons).

Et au milieu de cette ère nouvelle, de ces idées neuves, de ces promesses splendides d’une médecine expérimentale rajeunie retentit tout-à-coup un rappel aux temps passées; une admonition sérieuse, de ne pas se laisser entrainer par le mouvement progressiste, et de regarder en arrière. Il parut sous le nom de ‘Janus’ un journal périodique, consacré exclusivement à l’histoire de la médecine, sous la rédaction du Dr. A.W.E.Th. Henschel, professeur de clinique médicale à Breslau. En fondant ce journal Henschel, littérateur consommé, qui s’était déjà distingué par des études historiques remarquables sur la médecine et les médecins de la Silésie au moyen âge, s’était assuré la collaboration non seulement de ses collègues compatriotes, mais aussi de quelques étrangers distingués. Balzac, Littré, Daremberg, Pétréquin, Renouard en France, Greenhill en Angleterre, Ermerins, Israëls, Cats Bussemaker en Hollande lui avaient promis leur soutien et leur collaboration. Certes Janus n’était pas le premier recueil périodique spécial de l’histoire de la médecine. Il en était déjà paru au dix-huitième siècle. Citons entre autres les Archives de l’histoire de la médecine publiée en allemand à Nuremberg en 1790, et le Journal pour servir à l’histoire de la médecine du siècle, publié en italien à Venise (1783–1795). Mais le dix-neuvième siècle n’en vit paraître aucun avant ‘Janus.’ De plus Janus, journal Allemand, publié à Breslau, était le premier recueil périodique, qui professait des tendances internationales tellement franches, que son rédacteur en chef n’hésitait pas à publier en langue française le travail de Daremberg sur ‘Aurelius de acutis passionibus,’ parce que cette langue doit être familière de nos jours à tout savant, comme il le dit. Enfin, bienque le titre de ‘Janus’ ne mentionnât nullement la géographie médicale, cette branche de la science médicale, qui venait d’être traitée pour la première fois dans son ensemble par le Dr. Boudin (1843), cette branche, dont le rapport indissoluble avec l’histoire des systèmes médicaux de différents pays saute aux yeux, y trouva une place bien modeste — il est vrai — mais cependant une place bien à elle, dont firent preuve les articles sur le ‘burning of the feet’ des Indes orientales. sur le ‘Cak’ au Sennaar, sur l’état de la médecine populaire au Ceylon, etc. Nonobstant tous ces auspices favorables, les temps ne furent pas propices à l’œuvre, entamée par Henschel. Le monde médical, entrainé par le progrès incessant de la science; l’acceuillit sinon avec méfiance, du moins avec indifférence, et la voix de Janus, qui ne sembla dictée que par un esprit réactionnaire et retrograde, s’étint en trois ans (1846, ‘47, ‘48) comme la voix, qui s’épuise dans le désert. Cependant Henschel n’était pas homme à se déclarer vaincu à la première défaite. En 1851 nous le trouvons de nouveau sur la brèche. Appuyé par trois autres collaborateurs allemands: Bretschneider à Gotha, Heusinger à Marbourg, Thierfelder à Meissen, il entame la publication de ‘Janus’ pour la seconde fois. Parmi ces trois savants c’est surtout Heusinger, qui mérite toute notre at-tention. Professeur d’anatomie et de physiologie d’abord à Wurzbourg, puis à Marbourg, pleinement versé dans l’examen anatomo-pathologique, dont il avait appris l’importance capitale pour la médecine pendant son long séjour en France lors de son occupation par l’armée des alliés, Heusinger était distingué par sa maîtrise dans l’exploration de la structure des tissus, cette nouvelle branche, pour laquelle il employa le premier le nom d’histologie. Auteur du premier livre sur ‘la Pathologie comparée,’ livre qu’il publia d’emblée en français, collègue et maitre de Schoenlein, historien et littérateur consommé, connaisseur profond de la ‘géographie médicale’, Heusinger était le représentant le plus illustre en Allemagne des tendances idéales, auxquelles visait Henschel, en s’occupant de la publication de ‘Janus’ pour la seconde cois. Quelle bonne chance pour la nouvelle entreprise, que d’avoir conquis la sympathie, et la collaboration d’un maître tel, que Heusinger!

Le nouveau Janus ne paraît plus à Breslau, il paraît à Gotha. Ce n’est plus un journal exclusif de l’histoire de la médecine, c’est un organe central de l’histoire de la médecine, de la biographie médicale, de l’épidémiographie, de la géographie et de la statistique médicale. On n’y trouve plus sur le frontispice une longue liste de noms allemands et étrangers, on n’y trouve que le terme ‘publié avec la collaboration de plusieurs savants allemands et étrangers.’ Mais tout ceci ne regarde que la forme; l’esprit n’a pas changé. Au contraire il semble tendre à la réaction. Dans l’article magistral à titre d’introduction : ‘L’histoire de la médecine est-elle de notre temps?’ Henschel le rédacteur en chef défend à bon droit et dans un style splendide l’exactitude et l’incontestabilité de la thèse : ‘que l’histoire contemporaine ne saurait être au grand jamais de l’histoire exacte et véritable, parceque le présent, dans lequel nous vivons, est tellement encombré de ce nous pensons, faisons et produisons, qu’il nous est impossible de dire avec certitude, si nous approchons, ou si nous reculons du but final de la science.’ Et comme s’il voulait donner un exemple, en tranchant dans le vif de ses idées personnelles il n’hésite pas de juger dans le même article la période, dans laquelle il écrit, en s’exprimant ainsi: ‘Nous ne pouvons jamais avancer, si nous continuons de la sorte. Nous tournons de tous les côtés de l’horizon, sans boussole, comme la girouette, nous arrêtant tantôt par ici, tantôt par là, nous emparant tantôt d’une petite observation, fort estimable d’ailleurs, tantôt d’une étude expérimentale, qui ne nous enseigne rien par elle-même!’ Eh bien ce jugement est complètement faux. Il est confondu par l’histoire de la médecine. Dans cette année 1851 même, dans laquelle le second Janus parut, Helmholtz fit la découverte de l’ophthalmoscope, et Claude Bernard, après avoir découvert l’origine du sucre dans l’organisme publia son mémoire classique sur les fonctions du nerf spinal de Willis. On a de la peine à croire, que cette boutade hors de saison de Henschel fit du tort au succès de ‘Janus.’ Mais en tout cas ce succès ne fût tout au plus qu’un succès d’estime. Le second Janus s’étint, comme le premier, après quelques années d’existence, non faute de combattants, mais faute de sympathie du côté du monde médical, qui ne s’intéressait guère aux articles importants sur l’histoire de la médecine, et la géographie médicale, qu’il contenait.

Le coup, qui avait frappé les amis de l’histoire de la médecine par ce double échec, était si rude, que le courage leur manqua pendant des dizaines d’années, de se remettre à l’oeuvre. Ce ne fut qu’en 1878, que les frères Rohlfs (G et G. H.) entreprirent de nouveau la tâche difficile, de fonder un organe spécial pour l’histoire de la médecine, etc. Peu fidèles aux tendances marquées internationales de Janus, qui ne s’étaient pas désavouées une seule fois, ils fondèrent des Archives allemandes, et cet exemple de publier des Archives nationales et non des Archives internationales de l’histoire se répéta au Portugal en 1886 lors de l’apparition des Archivos de historia da médecina portugueza. Mais de nos jours ces deux entreprises sont presque tout à fait tombées dans l’oubli. Les Archives allemandes cessèrent d’être publiées en 1885 et les Archives portugaises ne parurent qu’une seule année.

La tentative, de ressusciter la belle au bois dormant, de faire re-vivre sous le nom de ‘Janus’ un organe spécial pour l’histoire de la médecine et de la géographie médicale nous semble non seulement une oeuvre de pieté filiale, mais une oeuvre nécessaire. Quoiqu’on en dise l’esprit de l’histoire ne s’est nullement perdu de nos jours. Au contraire il se dessine plus nettement, il se purifie. Etudier l’histoire, c’est étudier la doctrine de l’évolution graduelle de l’esprit humain, c’est contribuer au progrès de l’anthropologie. Le médecin qui ne s’occupe pas de l’histoire de la médecine, parcequ’il ne veut pas trahir le mot d’ordre: ‘en avant’, qui retentit de partout avec une force indomptable et entraînante, est aussi bien dans l’erreur, que celui, qui ne voit, en elle, que l’instrument unique, digne de foi, pour constater et pour mesurer exactement l’intensité du progrès. L’histoire de la médecine comprend l’ensemble des notions et des conceptions médicales, auxquelles l’homme est arrivé de par les lois de l’évolution, elle est la médecine elle-même.

Nous vivons dans un temps, dans lequel la différentiation toujours croissante entre les différentes branches de la médecine, marche de pair avec le besoin de créer des organes spéciaux pour chacune d’elles. Les exigences de la publicité sont devenues tellement impérieuses, que le journal tend de plus en plus à supplanter le livre. La royauté du livre se perd de jour en jour, la puissance des publications périodiques monte comme une marée, qui menace d’engloutir la science. A chaque pas nous voyons autour de nous des Revues d’hypnologie, de pneumologie, des Revues des alcaloïdes, des Journaux pour le mécanisme du développement des organismes vivants, etc., etc. se frayer un chemin; on nous annonce un nouveau Journal consacré spécialement aux territoires-frontières de la médecine et de la chirurgie, et — chose incroyable — un Recueil d’une importance beaucoup plus universelle, un recueil périodique de l’histoire de la médecine et de la géographie médicale nous fait encore défaut!

Pour ma part, je souscris de plein coeur et avec enthousiasme aux mots de notre éminent collègue Bouchard: ‘Nous vivons dans un temps, dans lequel il est bon de vivre, quand on s’intéresse aux choses de la médecine.’ La médecine se trouve dans une période de développement, dont nous ne pouvons comprendre toute la portée, nous les contemporains. Mais ce qui saute aux yeux, c’est que ce ne. sont plus les faits, les observations, les expérimentations, les traitements nouveaux, qui nous manquent, que c’est plutôt la philosophie médicale qui va à la dérive. Ce qui saute aux yeux, c’est qu’entrainés à forfait, nous négligeons trop les leçons de la médecine de tous les temps et de tous les peuples; c’est que dans la grande famille des sciences médicales l’histoire de la médecine et la géographie médicale ne comptent plus comme des membres, dont la voix fait autorité, mais comme des demoiselles d’honneur, qui ne servent qu’à rehausser la pompe des grandes festivités.

C’est dans cet ordre d’idées, que nous croyons faire non seulement une œuvre de piété filiale, mais une œuvre nécessaire et utile, en ressuscitant Janus : Janus, le Dieu latin aux deux fronts, qui regarde en avant et en arrière. Mais nous avons encore plus à cœur de ressusciter le Deus quadrifrons, aux yeux clairs et perçants qui tient compte de toutes les aspirations au sujet de l’histoire de la médecine et de la géographie médicale de par tout le monde, tant dans la vieille Europe, que dans le Nouveau-Monde, tant du Nord que du Sud, tant de l’Est, que de l’Ouest. Car ce qui distingue nos jours surtout du temps, dans lequel Janus parut il y a un demi-siècle, c’est le fait incontestable, que les rapports internationaux scientifiques se sont raffermies, élargis, consolidés. En se mettant au service de l’histoire de la médecine et de la géographie médicale, les nouvelles Archives que nous fondons auront en même temps la haute mission, de consolider encore plus ces rapports, d’en rehausser l’éclat et la valeur intrinsèque.

Dans le vieux Latium les offrandes, qu’on portait à Janus, lui étaient offertes en même temps, qu’à la Dea Salus, qu’à la Concordia. Eh bien! l’espérance serait-elle vaine, que ceux, qui contribueront au succès du nouveau Janus, contribueront en même temps au progrès véritable de la médecine, au progrès du salut, de la paix, de la concorde des peuples?

Amsterdam, le 31 Mai 1896.